ERNEST DURAND
(1885-1996)
Chevalier de la Légion d'Honneur
Remise de la Légion d'Honneur
30 décembre 1995
Le 29 décembre 1895, naît à Mayenne, un bébé chétif. Dès sa naissance, il est abandonné
par sa mère et confié à l'assistance publique ; on l'appelle Ernest Auguste. Après
quelques semaines passées à l'Hospice St Louis à Laval, on le met en nourrice chez
la famille Ramon au Feu à Trans, avec un autre orphelin : Marcel Jude (Les Ramon
sont les parents de la mère Perigois et de la mère Perrin de St Martin-de-Connée.)
La famille Ramon exploite 7 ha. Il ira à l'école communale de Trans (route d'Izé
à cette époque), dirigée par M. Bricard.
A onze ans et demi, il passe le certificat d'études primaires. Pour préparer le dossier de candidature à ce diplôme, l'instituteur, qui est aussi secrétaire de mairie, entreprend des recherches sur son identité et apprend que son nom est Durand. Son certificat en poche, il est embauché comme bicard (gardien de troupeau) dans le bas du bourg de Trans, chez la grand-mère de Victor Gilot, puis à l'Epinay. Vers l'âge de 15 ans, il rejoint la ferme du Feu où il est embauché par Albert et Maria Jugé, jeune couple d'agriculteurs venant de s'installer.
Albert Jugé est mobilisé en 1914. Le couple a deux jeunes enfants, Denise et Albert,
nés en 1913 et 1914. Ernest se retrouve seul avec Maria et l'aide du grand-père Vital
Jugé pour assurer le travail. Malheureusement, Albert Jugé est mortellement blessé
en avril 1916 et décède à Montargis où il sera inhumé.
Il est ajourné deux fois au Conseil de Révision car il est très chétif (47 kg à
19 ans pour 1,63 m ). A l’une des visites, on mentionne également "Insuffisance cardiaque"...
Il est néanmoins mobilisé le 3 septembre 1916, service auxiliaire ; on le forme comme
chauffeur étant donné sa faible constitution. Il se retrouve sur le front des Ardennes.
Sa mission : transporter chaque nuit vivres, armes et munitions le plus près possible
des tranchées. Il est aussi exposé au danger que ceux qui sont terrés, passe à travers
balles et obus... Sa santé est précaire.
Le 10 janvier 1917, il passe devant la Commission
de Réforme à Épernay, qui le déclare "Maintenu Service auxiliaire". Le travail de
chauffeur continue. En novembre 1918, son unité est envoyée à Salonique (Grèce).
Au volant d'un camion BERLIET à pneus pleins, il descend par l’Italie. De passage
à Rome le 11 novembre 1918, les cloches de la ville sonnent à toute volée : c'est
l'Armistice. Tous les chauffeurs espèrent qu'ils vont faire demi-tour. Espoir déçu,
le convoi continue vers le Sud, traverse l'Adriatique par bateau, débarque en Albanie
et descend à Salonique.
Le rôle des camions est d'assurer un service de transport
en commun pour les populations. Le service est itinérant, remonte vers la Macédoine
puis la Serbie. L'hiver y est très froid, la plupart des gens n'ont jamais vu d'engins
motorisés. A la recherche de chaleur, nombreux sont ceux qui posent leurs mains frigorifiées
sur le pot d'échappement brûlant du camion. Impossible de les en empêcher. Les malheureux
y laisseront la peau de leurs mains... Les routes sont des chemins défoncés, pas
de signalisation, le barrage de la langue pour communiquer. Les camions s'enlisent
dans la neige et gèlent, on manque de nourriture... Il remonte jusqu'à la frontière
Polonaise. Ce périple aura duré près d'un an. Il est libéré le 21 octobre 1919.
A
son retour de la guerre, il reprend son travail chez Maria Jugé qui depuis le décès
d’Albert assure seul le travail de la ferme avec l’aide de ses parents. Il l'épouse
en 1923. Ils auront deux fils, René en 1924 et Guy en 1931. Les enfants du "premier
lit", qui l'ont connu dès leur plus jeune âge, le considèrent comme un vrai père.
De même, les enfants Jugé et Durand se considèrent comme de vrais frères et sœurs.
En 1938, Albert se marie. Ernest et Maria, lui laisse la ferme du Feu (17 ha) et
s'en vont aux Luardières (8 ha) que le couple vient d'acheter. Ils y construisent
leur maison.
En 1939 - Seconde Guerre Mondiale - Camille (le gendre) et Albert (le fils) sont
mobilisés. Il se retrouve alors avec le travail de trois fermes sur les bras : Montagland
(13 ha), Le Feu (17 ha) et Les Luardières (8 ha) et malgré sa santé fragile, il aide
de son mieux les femmes restées seules avec leurs enfants : Denise avec Marie-Thérèse
et Jacqueline à Montagland, et Odette, la femme d’Albert, avec Alberte au Feu. En
1942, son ulcère à l'estomac dont il souffre depuis longtemps s'aggrave, il est hospitalisé.
Heureusement, Camille et Albert n'ont pas été faits prisonniers et sont rentrés.
Son espérance de vie semble très limitée...
Chose surprenante pour un chauffeur chevronné,
il n'a jamais acheté d'auto... C'est quelqu'un de très simple, qui se satisfait du
minimum. Son moyen de locomotion : un vélo vert pomme de marque J.-B. Louvet... et
un solex vers 1950 qu'il utilisera très peu. Il est très attaché à ses proches. Lorsque
Denise s'en va dans l'Indre en 1947 et que Guy part pour l'Afrique Noire en 1952
(il y restera pour 10 ans), l'éloignement de ses enfants lui coûte. L'ordination
de René, prêtre en 1949, est un très grande joie pour lui, homme de cœur et profondément
religieux, fidèle à la prière quotidienne et à la messe du dimanche.
Il est d'un tempérament très sensible, très discret, mais est très intelligent
II écoute la radio et lit beaucoup, notamment l'éditorial politico-économique de
Ouest-France chaque jour. Il suit la politique et a une grande admiration pour le
Général de Gaulle. Il aime aller à la ferme du FEU où il donne un coup de main, aide
très appréciée surtout à la saison des pommes de terre... Chaque samedi après-midi,
il vient y chercher sa livre de beurre, visite de fin de semaine appréciée par tous.
En 1964, il est atteint du tétanos. Hospitalisé plusieurs semaines à Rennes, on
croit son cas désespéré. Sans manger et sous perfusion pendant une dizaine de jours,
il a beaucoup souffert. Ce traitement va pourtant bien se terminer ; non seulement,
il guérit du tétanos, mais son ulcère se cicatrise.
Maria, son épouse, âgée de 7 ans de plus, meurt en 1973. Il y était préparé. Pendant
cette période où il souffre de l'estomac, il est presque végétarien. Sa nourriture
la plus courante : bol de lait avec pain, et tartines avec beurre et fromage blanc.
ll fume 2 à 3 paquets de tabac gris la semaine et ajoute une petite "goutte" au café
après le repas.
A 90 ans, il bêche encore son jardin et fait son bois de chauffage. Il entre à
la Maison de Retraite de Villaines-la-Juhel en 1986 ; il apprécie ce nouveau confort
de vie. Depuis 2 ans, il a perdu beaucoup de ses facultés intellectuelles, perd un
peu la notion du temps, réalise moi l'importance des événements... Si on lui avait
dit il y a 10 ans : Tu seras décoré de la Légion d’Honneur tel jour, il aurait probablement
lâché un Jamais sur lequel il ne serait jamais revenu. Pour deux raisons. Premièrement,
il aurait été mort de peur de se voir là, l'attraction de personnalités et de journalistes...
lui le timide, le distant, le modeste. Deuxièmement, il aurait probablement répondu,
en pensant à sa femme : « Les récompenses ou les reconnaissances de la Nation, ce
sont plutôt les veuves de guerre qui les méritent, vu le calvaire qu'elles ont enduré
à cette époque. Moi, j'ai été récompensé en revenant vivant... » Et il se serait
mis à pleurer...
Villaines-la-Juhel le 30 décembre 1995.
Source : Discours prononcé le 30 décembre 1995 par Guy Durand
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